Vie amoureuse des prêtres: les confidences d’un prêtre catholique

Nous sommes en 1986, j’ai 20 ans et je suis en première année de séminaire à Rennes. Je me souviens d’une rencontre. Pendant les vacances, les séminaristes partent habituellement dans leur famille. Je prends donc le train pour visiter ma mère dans le Sud. Je m’installe dans un compartiment vide, entre une jeune étudiante… Elle est charmante. Elle s’assied en face de moi. Petit sourire. Le train se met en route. Il n’y a personne d’autre. Cette jeune fille est à l’aise. Elle désire parler. Elle engage la discussion. Je parle avec Sophie de tout et de rien. On rit. Elle ne peut pas savoir que je suis séminariste, puisqu’en France, on ne porte le col romain qu’après l’ordination (et si on le souhaite). Intérieurement, je me dis que ça serait bien que je puisse lui parler de Jésus. Pour ça, j’ai une technique qui marche à tous les coups. Je lui demande :

— Tu fais quoi comme études ?

— Fac de droit.

Et nous voilà partis sur ce sujet pendant un bon quart d’heure. Puis, quand nous avons fait le tour de la question, elle me pose la question inévitable :

— Et toi ? Tu es étudiant toi aussi ?

— Oui. À toi de trouver en quoi.

— Commerce !

— Non !

— En économie ?
 Signe négatif de la tête.

— Ne me dis pas que tu es en fac de droit toi aussi ?

— Non plus !

Tous les corps de métier y passent, même les pompiers. J’essaie de la mettre sur la piste, mais elle ne trouve pas.

— Allez, dis-le-moi !

— Séminariste.

— Tu peux répéter ?

— Je suis séminariste. Je me prépare à être prêtre.

— Noooooooooooon !

— Siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !

— J’y crois paaaaaas !

— Eh bien justement, parlons-en ! Dis-moi, Sophie, tu ne crois pas en Dieu ?

Nous embrayons sur la religion. Je lui raconte ma petite histoire, comment j’ai rencontré Dieu avec Nicky Cruz. Elle écoute avec attention, un peu intriguée. Lorsque j’ai fini :

— Admettons, mais explique-moi une chose. Pourquoi, si tu veux devenir prêtre, ne peux-tu pas te marier ? Vraiment, ça, je ne le comprends pas !

— Ne t’en fais pas, c’est tout à fait normal ! Jésus lui-même a dit que c’est normal que tu ne comprennes pas !

— Tu rigoles ? me demande-t-elle étonnée.

— Non, c’est vrai. Regarde !
 Je sors mon petit Nouveau Testament de ma poche et je vais m’asseoir à côté d’elle. Je cherche le chapitre 19 de l’Évangile de Matthieu et pose le doigt sur le verset 12.

— Tu vois, c’est écrit là ! Jésus dit : « Certains seront célibataires en vue du Royaume des cieux. » Mais ce qui est original, c’est que juste avant, il prévient : « Tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela est donné » et juste après il en rajoute une couche : « Que celui qui peut comprendre, comprenne ! » Alors, il ne faut pas t’étonner si beaucoup, même parmi les bons chrétiens, ne comprennent pas le célibat des prêtres. Donc ne te tracasse pas si tu as toi aussi du mal à comprendre.

— D’un certain côté, ça me rassure, renchérit-elle, mais d’un autre côté, j’aimerais quand même comprendre. Les pasteurs protestants, ils sont bien mariés, eux ?

— Tout à fait, et pas seulement les pasteurs. Dans l’Église d’Orient, il y a même des prêtres catholiques qui sont mariés. Les gréco-catholiques par exemple, ou bien les maronites. J’en ai rencontré lors d’un voyage au Liban. Ils sont fidèles à Rome et ils sont mariés.

— Ah, tu vois ! Alors, tu n’as qu’à faire pareil !

— Non, chez nous, dans l’Église catholique romaine, ce n’est pas possible. Ce n’est que dans l’Église orientale que les prêtres peuvent se marier.

— Et pourquoi ce n’est pas possible pour vous ?

— Pour comprendre, il faut remonter jusqu’à Jésus. Lui-même a vécu célibataire. Et il a choisi douze apôtres qui vivaient avec lui comme célibataires. C’était une révolution à son époque. Et, comme je viens de te le dire, Jésus lui-même a donné le sens du célibat dans l’Évangile de Matthieu : un signe du Royaume des Cieux. Donc, dès le début de l’Église, il y a toujours eu des apôtres célibataires. Saint Paul fait à son tour tout un éloge du célibat dans l’épître aux Corinthiens au chapitre 7. Il explique que le célibat nous donne les meilleures conditions pour « plaire au Seigneur », c’est-à-dire pour être totalement donné au service du Christ et de son Royaume. Mais c’est vrai aussi que, dès le début de l’Église, il y a eu à côté de ces prêtres célibataires, d’autres qui étaient mariés. On le voit clairement dans les lettres de saint Paul. La tradition du célibat était possible, encouragée, mais pas obligatoire. Cette possibilité de choisir continue aujourd’hui en Orient. Alors qu’en Occident, petit à petit, le célibat des prêtres s’est imposé jusqu’à devenir une norme. L’Église romaine ne considère pas cette règle du célibat comme une brimade, mais au contraire comme un trésor, car elle a la conviction que le célibat est le meilleur mode de vie pour bien vivre son sacerdoce.

— Je suis sûre que si les prêtres pouvaient choisir, ils se marieraient tous !

— Détrompe-toi, Sophie. Certains feraient sans doute le choix du mariage, mais il y en aurait beaucoup plus que tu ne le crois à faire le choix du célibat. J’en ai pour preuve une rencontre récente avec un prêtre ukrainien, gréco-catholique. Lui-même est fils de prêtre. Il a choisi d’être prêtre à son tour, mais il a voulu rester célibataire. Il m’a dit que son père, lorsqu’il devait choisir entre sa paroisse d’un côté, et sa femme et ses enfants de l’autre, faisait toujours passer la paroisse en premier. Enfant, il a trop souffert de cette situation. J’imagine que ça ne doit pas être tous les jours facile de concilier le ministère et la vie de famille. Il y a certainement beaucoup de saints prêtres gréco-catholiques mariés, mais contrairement aux apparences, ce n’est pas sûr que ce soit eux qui aient choisi la façon la plus simple d’exercer leur ministère sacerdotal.

— Si tu pouvais choisir, qu’est-ce que tu ferais ?

— Je resterais célibataire.

Sophie me quitte des yeux. Pensive, elle regarde par la fenêtre. Puis elle se tourne vers moi et reprend en plissant les yeux :

— Et qui te dit que tu ne vas pas tomber amoureux ?

— Celle-là, je l’attendais. Je vais te donner une distinction qui éclaire le sujet. Il faut distinguer entre l’attraction et l’amour. Tu as déjà été amoureuse, n’est-ce pas ?

— Tu parles !

— Eh bien, toutes tes histoires d’amour ont commencé par une attraction. Ensuite, tu as choisi de donner suite à cette attraction et c’est devenu un sentiment amoureux. Donc si ta question est : comment tu sais si tu ne vas pas être attiré par une fille, je réponds sans hésiter : oui, je peux être attiré par tel ou tel type de fille. Et je crois que c’est tout à fait normal ! Mais c’est vrai pour les prêtres comme pour les hommes mariés.

— …

— Un homme extrêmement amoureux de sa femme peut, quelques jours à peine après le mariage, en plein voyage de noces, ne pas être insensible aux charmes de telle hôtesse d’accueil, par exemple. Est-ce pour autant une remise en cause de son engagement ? Par contre, s’il décide de contacter cette femme, de lui téléphoner, de la revoir… son attraction peut se changer en sentiment amoureux. Il peut remettre en cause son mariage jusqu’à le détruire ! Mais je plains cet homme qui vit dans la dictature de l’attraction ! Marié ou prêtre, nous devons tous gérer nos attractions, de façon à respecter notre premier engagement, celui que nous avons transformé en un pacte d’amour pour la vie ! Voilà, tout simplement.

— Avec toi, tout a l’air simple.

Sourire. Sourire. Sourires. Le train arrive en gare. Elle doit descendre. Je l’aide à prendre son sac. Je lui tends la main pour lui dire au revoir. Elle la prend, hésite un instant, et me fait une bise en catimini sur la joue.

— Ciao !

— Ciao, Sophie. Que Dieu te garde !

Je n’ai jamais revu Sophie. Mais si elle lit le passage qui va suivre, elle esquissera certainement un sourire amusé. En septembre 1987, environ un an après cette rencontre dans le train, je suis envoyé au séminaire de Toulouse pour ma deuxième année de séminaire. Je vais vivre alors une expérience très particulière, douloureuse, mais très importante pour mon avenir de prêtre.

Depuis la fin du lycée, nous formions avec quelques jeunes de notre village en Bretagne un groupe d’amis très soudés. Nous étions tous très fervents et participions souvent à des veillées de prières, même à des nuits entières de prières. Mais nous ne passions pas nos journées uniquement à prier ! Nous allions à la plage, nous faisions des sorties en bateau à Saint-Malo, ou bien nous allions déguster des crêpes au Mont-Saint-Michel… bref, une joyeuse équipe !

Il y avait une jeune fille dans le groupe avec qui je m’entendais particulièrement bien. Elle avait un an de moins que moi. Nous étions très amis, mais en tout bien tout honneur puisqu’elle savait que je voulais devenir prêtre et qu’elle cheminait de son côté avec quelqu’un. Pendant l’été qui a précédé mon entrée au séminaire, elle a rompu avec son petit ami. Puisque j’étais très proche d’elle, elle s’est beaucoup confiée à moi, et je lui donnais des conseils. Notre complicité allait grandissant, et je me suis rendu compte qu’elle était en train de tomber amoureuse de moi ou, en tout cas et pour reprendre la distinction que j’ai faite plus haut, qu’elle était attirée. Cependant, elle était tellement pure, délicate et respectueuse de mon choix de vie, qu’elle ne me l’a jamais dit et qu’elle essayait de le montrer le moins possible.

De mon côté, je voyais bien que j’étais moi aussi attiré par elle, j’appréciais beaucoup sa compagnie, et puis c’était valorisant pour moi de voir combien je comptais à ses yeux. Pour autant, je n’ai pas cherché à mettre de la distance entre nous, puisque j’étais sûr de ma vocation. Bref, je ne voyais pas d’ambiguïté dans notre relation. Je « gérais » cette attirance. L’un ou l’autre jeune de notre bande a commencé à me taquiner au sujet de cette amitié, mais je répondais avec assurance que ce n’était qu’une amie, une sœur même, et que j’étais plus que jamais décidé à être prêtre, aucune inquiétude de ce côté-là !

Me voilà donc arrivé à Toulouse pour ma deuxième année de séminaire. Là, catastrophe. À ma grande surprise, je me rends compte qu’elle me manque énormément ! Je ressens un vide qui me prend aux tripes. Suis-je tombé amoureux ? Non, ce n’est pas possible, ce n’est qu’une amie… Et pourtant sa voix me manque, je voudrais l’entendre, la voir rire lorsque je fais une blague, sentir son regard admiratif posé sur moi… Je me rends compte que ce que je croyais être une simple amitié s’est engagé sur des terrains imprévus, je ne gère plus rien du tout. C’est d’autant plus fort que notre relation a été vécue dans une grande pureté. Je sais que si je fais un pas vers elle, elle m’ouvrira sans hésiter les portes de sa vie. Mais alors, mon appel au sacerdoce, que deviendra-il ? Je me tourne vers Jésus, et j’essaie de trouver la lumière dans la prière, dans la Bible…

Mais rien ne parvient à desserrer l’étau qui broie mes entrailles.

Cela dure quelques jours, je suis complètement perdu, triste, angoissé. Et puis un matin, pendant mon temps de prière personnelle, je me pose la question :

—René-Luc, dans quelle situation aimeras-tu le plus ?

La réponse est tout de suite évidente pour moi :

— C’est en devenant prêtre que j’aimerai le plus !

Cela ne veut pas dire que les personnes appelées au mariage donnent moins d’amour que celles qui sont appelées à la vie consacrée. Mais pour moi, René-Luc, je sais que c’est en devenant prêtre que je pourrai donner le plus d’amour ! Le texte de la fin de l’Évangile de saint Jean continuait sans doute de résonner en moi :

— René-Luc, m’aimes-tu plus que ceux-ci ?

— Seigneur, tu sais tout, tu sais que je suis un pauvre type, mais tu sais combien je t’aime !

C’est ainsi que j’ai dit de nouveau oui à Jésus, oui à la prêtrise ! En quelques heures, l’étau s’est desserré, la joie était revenue.

Lorsque j’ai revu cette jeune femme quelques mois plus tard, tout était calme en moi. C’était fini, purifié, apaisé. Je ne lui ai pas partagé ce que j’avais expérimenté, de même qu’elle ne m’avait jamais dit ce qu’elle avait ressenti de son côté. Il y avait un trop grand respect de part et d’autre pour dévoiler des sentiments qui auraient pu être source de troubles pour l’un et l’autre.

Je ne la remercierai jamais assez de m’avoir respecté au point de faire passer à la première place, non pas son amour pour moi, mais moi-même. C’est tellement facile dans le domaine de l’amour d’obtenir de l’autre ce qu’on désire pour soi.

Un consacré ou celui qui veut l’être, on le voit, n’est pas à l’abri des situations imprévues. C’est d’autant plus délicat qu’il y a parfois chez l’autre un attrait inconscient pour ce qui est interdit. C’est déjà vrai pour ceux qui sont attirés par quelqu’un de marié. C’est peut-être encore plus violent à l’égard d’un consacré : il a renoncé à un amour humain pour son Dieu, mais moi, il m’aimera ! Ces personnes se haussent d’une certaine manière à un autre niveau, un niveau « presque divin ». Il faut donc que le consacré puisse se faire aider, et souvent le meilleur remède est d’appliquer le bon vieil adage : loin des yeux, loin du cœur !

Dans ma vie de séminariste, j’ai été plusieurs fois confronté à des femmes qui avaient ainsi un comportement ambigu. Mais cela n’avait rien à voir avec ce que j’ai vécu avec cette amie. Elle, justement, n’a jamais été ambiguë. Elle éprouvait des sentiments vrais à mon égard, mais elle a respecté infiniment mon propre chemin.

Depuis, cette amie a rencontré son mari que j’estime beaucoup, et ils ont de très beaux enfants. Ce n’est que des années plus tard que, avec elle et lui, nous avons pu partager, très simplement, ce que nous avions vécu à l’époque. Je les remercie de m’avoir permis de relater cette petite épreuve, car je crois qu’elle peut aider certains, surtout ceux qui ont une vocation à la vie consacrée et qui sont « tombés amoureux ».

La vocation est comparable à la réalisation d’une icône. Il faut passer plusieurs couches pour que l’image prenne forme. Je crois que la couche de l’expérience de l’amour humain est nécessaire. Je ne parle pas ici de relations sexuelles, mais d’expérimenter profondément que l’on est aimable et capable d’aimer. Cette expérience, loin de remettre en cause un appel à la consécration, peut au contraire lui donner une plus grande dimension.

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Extrait du livre témoignage du père René-Luc, Dieu en plein cœur, Éditions Presses de la Renaissance, pages 156-168.

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